Depuis quelques maintenant quelques années que je fréquente la communauté aéronautique, il m’est souvent arrivé d’entendre qu’il n’y a plus de grosses innovations dans l’industrie. C’est vrai que quand on regarde les nouveaux avions de ces dernières années, il y en a peu qui sont vraiment nouveaux. A part le 787, l’A350, on voit surtout apparaître des versions améliorées. A320neo, 737MAX, 777X, Embraer E-Jets E2, A330neo etc.
Alors l’industrie aéronautique est-elle vraiment au point mort ? Y’a-t-il un manque d’innovation dans l’aérien ?
On va essayer de répondre à ces questions aujourd’hui.
Les différents types d'innovation
Avant de se plonger au cœur du sujet, demandons-nous d’abord ce qu’est une innovation. Le dictionnaire Larousse définie le verbe innover comme “Introduire quelque chose de nouveau pour remplacer quelque chose d’ancien dans un domaine quelconque“. Mais cette définition est loin d’être complète. C’est parce que l’innovation peut avoir plusieurs degrés. Globalement on semble s’accorder sur le fait qu’il y a 4 types d’innovations (définitions de seemy.com et digitalcorsaire.com):
- L’innovation Incrémentale. C’est l’action d'”améliorer un produit ou un service déjà présent sur un marché mature en optimisant ses performances ou son utilisation.“
- L’innovation Adjacente. C’est l’action de “porter un produit existant sur un autre marché auquel il n’était pas voué ou de créer un nouveau produit dans un marché existant.“
- L’innovation De rupture. C’est l’action de “proposer un produit ou un service déjà existant à un coût inférieur et bénéficiant d’une utilisation simplifiée. “
- L’innovation Radicale. C’est l’action de “commercialiser un tout nouveau produit et crée un nouveau marché qui ne répond à aucune problématique existante.“
OUI l'aérien innove
Grâce à cette précision de vocabulaire, on peut déjà dire que oui il y a de l’innovation dans l’aérien. Ne serait-ce que par l’action de remplacer un moteur ancien par un moteur plus récent, plus économe en carburant: c’est une innovation incrémentale. A nos yeux ça ne paraît pas grande chose mais oui c’est innovation. Cependant je pense que les personnes qui tiennent ce genre de discours font en général référence à des innovations radicales ou adjacentes. Mais là encore elles ont tord.
Rien que dans la dernière décennie nous avons eu deux exemples d’innovations adjacentes voire presque radicales avec le 787 et l’A350.
Intéressons-nous au 787, l’avion de Boeing lancé en 2003 et entré en service 10 ans plus tard en 2013. Le 787 présente certes de grandes similitudes avec le 777, notamment avec son cockpit. Cependant, il est sous tous les autres aspects complétement différents de ce que l’on pouvait voir dans l’industrie jusque là.
Le 787 est le premier avion de ligne à disposer d’une structure constituée à plus de 50% de matériaux composites. Ceux-ci ne représentent que 11% de la structure du 777. Aussi le 787 est complétement différent de par l’utilisation massive de l’électricité à bord. Finis les bons vieux les circuits hydrauliques. Désormais, les systèmes de dégivrage, de pressurisation, de démarrage des moteurs et même de freinage s’appuient sur l’électricité. Grosse nouveauté également du 787: l’utilisation de batteries au lithium-ion. Jusque là, on utilisait des batteries nickel-cadmium plus lourdes. L’utilisation du lithium-ion a d’ailleurs été tellement innovant, que le manque d’expérience et de connaissances sur la technologie a conduit a de nombreux incidents au début de la commercialisation du 787, et a poussé Airbus a en retarder son utilisation sur l’A350. Je terminerai par l’exemple de la chaîne logistique de fabrication du 787. Ses composants viennent des 4 coins de la planète: Europe, Asie, Amérique et Océanie. Ce panel de fournisseurs nécessite de revoir complétement l’organisation de le production d’un avion. Même Airbus, ne fonctionne pas a si grande échelle.

Le 787 répond bien à la définition de l’innovation adjacente: c’est un nouveau produit intégré sur un marché déjà existant. Il est même à la limite de l’innovation radicale, puisqu’il a permis le lancement de nombreuses lignes long-courrier en point-to-point, reliant des aéroports de tailles moyennes et pas de traditionnels grands hubs comme ce fut le cas depuis les débuts des vols long-courriers.
L’A380 et sous bien des aspects l’A350 sont aussi des bons exemples d’innovation adjacente voire radicale de la dernière décennie: transport massif de passagers, systèmes BTV (Brake To Vacate), volets ADHF (Advanced Dropped Hinged Flaps), ailes déformables ultra-aérodynamiques etc. On pourrait y passer la journée tellement ces avions innovent sur tous les plans.
Par contre je dois vous l’accorder, c’est vrai qu’il n’y a plus de “vraies” innovations radicales. Ce n’est pas demain la veille que l’on va voir sortir des usines un 747 ou un A380 des temps modernes. Mais il y a des raisons à cela.
De nouveaux objectifs
Jusqu’au milieu des années 2000, l’objectif des avionneurs était de produire de nouveaux avions. Le marché était à l’époque en pleine croissance et en pleine mutation. De nouveaux acteurs comme Airbus, Embraer, Bombardier commençaient à venir titiller les géants comme Boeing, pendant que d’autres géants ont mis la clé sous la porte comme McDonell Douglas. Il fallait être compétitif, se démarquer, gagner des parts de marchés. Donc jusque là de nombreux avions sont arrivés sur de nouveaux marchés, comme les E-Jets, les CRJ, les A330 le 777, tout ça jusqu’à l’A380 qui je pense marque la fin d’une ère dans l’aviation… et le début d’une nouvelle.
En 2008, vient la crise des subprimes. Nombreuses sont les compagnies aériennes qui font faillites. Le nombre de commandes diminue. L’heure est alors aux économies. La réalité rattrape l’industrie. Airbus et Boeing n’arrivent pas à rentabiliser leur programme A380 et 787 respectif. Les chiffres sont dans le rouge. Désormais, il faudra par tous les moyens réduire les coûts et être flexible. Il faut assurer sa survie. Bien sûr on peut critiquer ces objectifs qui ont d’une certaine façon conduit Boeing dans la décadence avec le 737MAX, mais on ne peut pas remettre en cause leur nécessité. Regardez Bombardier par exemple: malgré une innovation adjacente avec l’A220, l’avionneur Canadien n’a eu d’autres choix que de vendre ses programmes d’avions civils (hors jets privés) à Mitsubishi et à Airbus le mettant hors course face à ces-derniers ainsi que face à Embraer et Boeing.
Cela dit l’aérien n’est pas resté au point mort depuis, mais s’est plus tourné vers les innovations incrémentales. Moins coûteuses, moins risquées, elles ont permis aux différents acteurs de se développer, de rester à la pointe de la technologie, de rester compétitif sans avoir à miser leur avenir avec un programme d’innovation radicale.
Parmi ces innovations incrémentales on compte certes, l’intégration de nouveaux moteurs à des cellules d’avions éprouvées comme c’est le cas avec l’A320neo ou le 737MAX, mais surtout on voit l’industrie se digitaliser dans sa globalité. En 2010, bien des compagnies aériennes utilisaient encore des cartes et manuels de vols en papier dans les cockpits. Aujourd’hui la mallette d’un pilote de ligne est surtout constituée d’un iPad qui rassemble tous ces documents de façons compacte et sous forme digitale.

Conclusion
En conclusion, non le secteur aérien n’est pas en manque d’innovation. Par contre, il est vrai que ces innovations sont moins visibles et sont moins impressionnantes d’un certain point de vue. Je peux par exemple concevoir que beaucoup de personnes ne trouvent pas très révolutionnaires les ailes de l’A350 à première vue. Après tout, celles de l’A380 ou du 747 sont bien plus grandes. Mais ce n’est pas la taille qui compte. L’innovation ne se trouve ici pas en surface. Il faut savoir que cette aile est réalisée en matériaux composites. Il faut savoir que cette aile se déforme en vol pour toujours attaquer l’air sous son meilleur profil. Il faut savoir que les volets de cette aile peuvent se déployer pendant le vol pour améliorer le profil aérodynamique de l’avion. Les innovations modernes sont peut-être beaucoup plus subtiles.
Par contre il est vrai que les innovations radicales se font très rares. On est très loin des années 60s qui ont vu apparaître en à peine une décennie deux nouveaux marchés et deux nouveaux avions avec le 737 et le 747.
Une innovation radicale, représente un risque incroyable pour un constructeur aéronautique. On est pas sûr d’avoir un retour sur investissement alors que justement cet investissement est déjà énorme. Airbus en a fait les frais avec le programme A380 qui n’a jamais atteint la rentabilité. Pour limiter quand même les dégâts, Airbus a réutilisé beaucoup des technologies de l’A380 sur l’A350 qui lui a en revanche été un succès commercial. Ce genre d’innovation est aujourd’hui d’autant plus risqué que l’aérien traverse la plus grande crise de son histoire.
Sources
Airbus – Commandes et livraisons d’avions
Le programme A350 a atteint le seuil de rentabilité en 2019
Dates clés du programme A380 (document à télécharger)
Boeing – Timeline du 787
Commandes et livraisons d’avions
Les innovations du cockpit du 787
Article de magazine sur le 787
Industries et Technologies – L’A350XWB, premier Airbus avec plus de 50% de matériaux composites
France Bleu – L’Airbus A350 en dix dates
Seemy.com – Les différents types d’innovations
Seekingalpha.com – Le programme 787 atteindra le seuil de rentabilité quand 1,600 unités auront été vendues
SimpleFlying – Le programme 787 atteindra le seuil de rentabilité quand 1,600 unités auront été vendues
ThePointsGuy – Comment le 787 utilise-t-il l’électricité ?
UsineNouvelle – Pourquoi l’innovation de rupture va s’imposer dans l’aéronautique ?